5
Linneth Stone le suivit au lycée pour assister à son cours, flanquée des deux proctors très solennels dans leur uniforme de laine brune. (Elle les appelait des pions, ce qui surprit Dex quand il consulta son dictionnaire français-anglais, mais elle employait le terme avec respect.) Deux matinées durant, il traita de la guerre de Sécession tandis que ce petit bout de femme en robe victorienne prenait des notes qu’elle rangeait avec soin dans un classeur en box, et que l’attention de la classe se fixait sur ces apparitions assises au fond.
Il avait espéré que ça s’arrangerait avec le rétablissement du courant, mais les tubes au néon soulignaient son exotisme, au contraire. Il finit par le lui dire.
Ils étaient installés dans la cafétéria. On n’y servait aucun repas chaud, mais l’éclairage artificiel avait le mérite de rendre cette caverne plus humaine. Dex avait apporté son déjeuner. Linneth, toujours flanquée de ses gardes, ne prit rien, mais l’écouta exposer ses griefs.
— Je comprends, dit-elle. Je ne voulais pas être une cause de distraction.
— Mais vous l’êtes. Et ce n’est qu’un aspect du problème. Je suis forcé d’accepter votre présence en classe, poursuivit-il avec un regard appuyé vers les proctors. Mais j’aimerais bien en savoir la raison.
Elle s’octroya un instant de réflexion, l’air angélique et distrait.
— Apprendre. Voilà tout. Étudier Two Rivers et… quel nom lui donner ?… l’endroit d’où vous venez. Votre Plénum.
— Oui, mais dans quel but ? Si je coopère, j’aide qui ?
— Vous m’aidez, moi. Cela étant, je vois ce que vous voulez dire. C’est très simple, monsieur Graham. On m’a demandé de rédiger une enquête sociologique sur la…
— Qui ça, « on » ?
— Le Bureau de la convenance religieuse. Les proctors. Notez que je suis sous contrat. Je travaille pour le Bureau, je ne le représente en rien. Nous sommes plusieurs en ville, des civils, surtout membres du corps enseignant. Un géomètre, un ingénieur électricien, un photographe documentaliste, un docteur en médecine…
— Et tout ce beau monde établit des rapports ?
— Vous nous prêtez des intentions malignes, monsieur Graham. Dans les mêmes circonstances, si l’un de nos villages surgissait dans votre monde, comment réagirait le gouvernement ? Ne tiendrait-il pas des archives, n’essaierait-il pas de comprendre ce miracle ?
— Il y a eu des morts. En conscience, je me demande si je dois coopérer.
— Je ne saurais vous tenir lieu de conscience. Je peux juste dire que mon travail n’a rien de nuisible.
— À vos yeux. En tout cas, il nuit au mien – vous venez de l’admettre.
— Le lieutenant Demarch m’a dirigée vers vous parce qu’il estimait qu’un professeur d’histoire saisirait mieux la gamme des problèmes culturels qui…
— Ah bon ? Moi, je parie qu’il espérait me mettre des bâtons dans les roues.
Elle cilla, puis se reprit.
— Je ne prétends pas deviner la motivation de quiconque. Mon propos, c’est que je peux aller ailleurs si j’empiète sur vos cours. Je n’ai aucune envie de créer des problèmes.
Une humilité agaçante. Et trompeuse. La main de fer dans le gant de velours. Dex scruta ce masque de porcelaine. Elle venait de l’extérieur, et pourtant elle n’était ni proctor ni soldat – singularité qui lui conférait un intérêt potentiel. Et sa curiosité semblait sincère. Qu’elle fût ou non l’instrument du Bureau, elle avait des questions à poser. Parfait. Il en avait quelques-unes de son cru, lui aussi.
— On peut trouver un compromis, dit-il.
— Comment cela ?
— D’abord, vous seriez beaucoup moins voyante si vous perdiez vos anges gardiens.
— Je vous demande pardon ?
— Ces messieurs qui vous serrent de près.
Comme les deux gardes le toisaient d’un regard dur, il leur sourit. Les proctors le lassaient, à s’habiller en scouts et à plastronner comme des chefs de classe : des pions, oui, ça leur allait bien.
— Il faut que j’en réfère au lieutenant Demarch, dit-elle. Je ne vous promets rien.
L’idée semblait la séduire, cependant.
— Vous devriez aussi changer de tenue. Vous attirez trop l’attention.
— J’y avais songé. Mais je viens d’arriver, monsieur Graham. Je ne sais pas ce qui peut convenir, ce que les gens d’ici considèrent comme convenable.
— Vous logez à la pension Woodward ?
— Tout près. L’hôtel routier. Vous dites « motel », je crois.
— Oui. Vous connaissez Evelyn Woodward ?
— On nous a présentées.
— Elle est plus ou moins de votre taille. Elle peut vous prêter quelque chose. Je crois qu’elle a changé sa garde-robe.
— Oui. Enfin, peut-être. Vous avez d’autres exigences ?
— Certes. En échange du temps que je vous consacre…
— Eh bien ?
— Une carte du monde. Si possible un atlas. Et de bonnes notions d’histoire.
— La vôtre contre la mienne ?
— Tout juste.
Le sourire qu’elle lui décocha le prit au dépourvu.
— J’essaierai de m’arranger.
Sa fièvre tomba le soir où la lumière revint, et Howard émergea, fragile mais lucide, comme si la grippe avait dévoré toute la confusion pour laisser à nu l’os de la logique.
Il attendit Dex pendant toute une journée, en vain, sans lui en tenir rigueur. L’autre n’avait pas toujours l’occasion de s’éclipser ; on aurait pu le suivre. Tant pis. Il était temps de prendre une initiative personnelle.
La distribution des rations commençait à midi. Les rues étaient alors très fréquentées. Howard mit un peu de nourriture, de l’eau minérale et un couteau suisse dans les grandes poches d’une canadienne et sortit dans le froid mordant d’octobre.
Il avait dû rester trop longtemps tapi dans sa cachette, ou bien oublier ce qu’évoquait l’automne : un vitrail illuminé. Les trottoirs, les fenêtres, les feuilles mortes, tout semblait changé en glace mince sous un ciel bleu cellophane. Il aurait aimé absorber le panorama d’un seul coup d’œil et garder pour lui cette palette en prévision de la morne saison. Mais il s’obligea à marcher tête baissée pour ne pas attirer l’attention.
Il avait des papiers. Ceux de Paul Cantwell. Tu as eu de la chance, Paul, songea-t-il, tu étais loin quand le ciel nous est tombé sur la tête. Le jeu de documents était plausible, mais dépourvu de photos ; la date d’expiration était dépassée, sauf celle de la carte de rationnement. Si l’armée l’interrogeait, il pouvait s’en tirer – peut-être. Il refusait de courir ce risque. Mieux valait éviter d’éveiller les soupçons.
Après avoir traversé le carrefour d’Oak et de Beacon, il longea des magasins fermés aux vitrines peuplées de fantômes – caméscopes, ordinateurs, prêt-à-porter, téléviseurs. Nul n’avait profité du désordre des premiers jours de l’occupation pour les voler parce que nul n’en voulait : les gens du coin n’en avaient plus l’utilité et les soldats trouvaient inquiétants et étranges ces colifichets d’une civilisation perdue.
Aux yeux de Howard, Two Rivers était en transe depuis que les chars d’assaut avaient dévalé Coldwater Road en juin dernier. Les tentatives de résistance avaient été aussi rares qu’inutiles. Deux dingues de la gâchette avaient, d’une fenêtre de leur appartement, tiré à la carabine sans toucher quoi que ce soit. On les avait arrêtés, puis exécutés en public sans autre forme de procès. Comme la ville se situait au centre d’une région de chasse et de pêche, beaucoup avaient sans doute chez eux, cachée, une Remington chargée. Mais que peut un comté rural contre toute une nation ? Déclarer son indépendance ?
Ils avaient même de la chance. Pour une occupation, la leur se passait sans trop de violence – à ce jour, du moins. Howard se souvenait d’avoir lu qu’à Phnom Penh, les Khmers rouges fusillaient des civils parce qu’ils portaient des lunettes européennes, voire sans raison. Two Rivers n’avait pas connu une telle boucherie, peut-être parce que l’issue du combat ne faisait aucun doute dès le départ, et que le butin n’avait rien d’ordinaire.
Abasourdis, tous avaient capitulé en haussant les épaules, Howard comme les autres. Il avait choisi la clandestinité avec un sentiment proche de la gratitude. Voilà un domaine dans lequel il excellait. Mince, frêle, exclu, souvent battu, il avait appris à accepter son sort. Jamais il ne se plaignait, jamais il ne jurait de prendre sa revanche. Il rentrait chez lui ; il avait toujours un livre qui l’attendait pour le réconforter.
Il connaissait le nom qu’on donnait à cette attitude – la lâcheté. Une part intégrante de son caractère. Il se savait intelligent, et lâche. Dans la grande loterie de l’existence, il y avait de plus mauvais tirages.
Un souvenir d’enfance lui revint. Ces bouffées de mémoire l’avaient souvent visité au cours de sa maladie, et peut-être n’était-il pas vraiment guéri, au fond. Il avait dix ans, il se tenait sur la véranda de la vieille maison du Queens, et il écoutait ses parents qui, d’une voix posée, dévidaient l’écheveau d’un de leurs interminables bavardages.
— Certains croient en la réincarnation, disait son père. On revit toujours et chaque vie a un but, accomplir une tâche, apprendre une leçon. (Il tendit la main d’un air absent pour ébouriffer les cheveux de son fils.) Qu’est-ce que tu en dis, Howie ? Qu’est-ce que tu es censé apprendre, cette fois-ci ?
Howard était assez jeune pour prendre l’idée au sérieux. Elle l’avait tourmenté pendant des jours. Qu’est-ce qu’il avait à apprendre ? Un truc compliqué, pour sûr, sinon quel intérêt d’y consacrer une vie ? Un truc qu’il avait raté toutes les autres fois, sans doute. Un Everest du savoir ou de la vertu.
Peu importe ce que c’est, se dit-il, de retour au présent – le nom de toutes les étoiles, l’origine de l’univers, les secrets de l’espace et du temps… Tout, mais pas le courage.
À l’écart du centre, les rues étaient moins fréquentées. Passer inaperçu devenait plus difficile. Howard avançait d’un pas traînant, les mains dans les poches. Dès qu’il en avait la possibilité, il empruntait les rues des lotissements et se frayait un chemin parmi les H.L.M. neuves, plutôt sinistres, qui avaient poussé dans les quartiers ouest de la ville. Les patrouilles ne venaient pas ici ; rien ne les y attirait. Il devait quand même se montrer prudent. Les soldats avaient installé leur caserne au Days Inn, à mi-chemin de Two Rivers et des ruines du labo – non loin de là.
Howard avait une bonne mémoire des cartes. Il en avait étudié une peu avant l’arrivée des chars, mais ces tours, ces détours et ces impasses l’égaraient. Le temps qu’il trouve un itinéraire logique et discret, en suivant les pylônes d’une ligne électrique dont on avait débroussaillé les abords, c’était presque l’heure du couvre-feu.
Il l’avait prévu. Il traversa la nationale à l’intersection de Boundary Road et la longea vers le nord sur quatre cents mètres, prêt à sauter dans le fossé de drainage. Les ombres s’allongeaient. On ne voyait plus de maisons, juste quelques brocantes, parfois une station-service à l’abandon. Il atteignit sa première étape à la tombée du soir : la boutique d’appâts et de matériel de camping jouxtant l’ancienne réserve ojibwa.
Il s’y était arrêté en juin avec Dex, qui avait acheté la fameuse carte et un compas, perdus depuis. Une bicoque en carton goudronné surmontée d’une enseigne en façade. Il n’y avait personne, comme il l’espérait.
Il observa la route dans les deux sens. Un grillon esseulé stridulait dans le crépuscule glacial. Sinon, pas un bruit.
Un gros cadenas rouillé protégeait la porte d’entrée. Howard se fraya un chemin parmi les amas de pneus lisses qui parsemaient la cour, contourna la carcasse corrodée d’une Mercury Cougar modèle 79 et déboucha derrière la boutique. Porte close là aussi, mais une seule secousse suffit à arracher le loquet de bois pourri de l’embrasure.
Une puanteur atroce l’assaillit. Il hésita, dégoûté. Puis il songea aux appâts. Merde ! Le proprio avait deux glacières pleines d’esches et d’asticots. Ça avait dû fermenter tout l’été.
Il entra, en respirant par la bouche. Le seul éclairage provenait de la lucarne poussiéreuse qui filtrait les dernières lueurs du jour. Il se trouvait dans la réserve, dont il remonta une travée.
Il choisit trois articles : un sac à dos à armature, un sac de couchage doublé et une tente individuelle.
Une fois dehors avec ses emplettes, il marqua une pause pour prendre trois grandes bouffées d’air frais.
Puis il plia la tente et la rangea dans le sac à dos, sous lequel il attacha le sac de couchage. Il se harnacha, ajusta les sangles. Et il continua de longer la route vers le nord jusqu’à ce qu’il trouve un sentier qui s’enfonçait dans les bois.
Le sentier, moussu et envahi de végétation, allait dans la bonne direction. Howard s’enfonça dans la réserve pendant vingt minutes, après quoi l’obscurité le força à s’arrêter.
Il planta sa tente sur un sol pierreux et ajusta l’auvent en nylon tandis que le jour s’enfuyait. Enfin, il jeta son sac de couchage à l’intérieur et rampa à sa suite.
Ça allait cailler. Le temps risquait même de tourner à la neige si la couverture nuageuse s’épaississait. Il se rappela les premières neiges à New York, les petits flocons friables, les flaques changées en banquises miniatures, les feuilles mortes qui craquaient comme du papier trop sec.
Il avait pris le premier sac de couchage qui lui était tombé sous la main et il avait eu de la chance : un modèle pour l’hiver, chaud, confortable. Épuisé, il s’endormit avant la nuit.
Le rêve vint comme depuis des semaines. Le rêve, ou plutôt l’image récurrente qui s’insinuait dans son sommeil.
L’image peu familière d’un oncle émacié, translucide, nu, l’épine dorsale apparente sous la peau mince et tendue.
Dans le rêve, Stern était lié ou relié à un œuf de lumière de la taille d’un homme, qui évoquait une explosion atomique capturée par chronophotographie au moment où l’onde de choc commence à s’étendre, quelques nanosecondes avant que ne s’abatte la destruction. Son oncle retenait cette explosion, ou elle le retenait, ou les deux. Inexplicable. Alors il tourna la tête vers Howard. Son visage amaigri semblait antique, ridé sous une barbe en bataille, et son expression un mélange de douleur et de préoccupation extrêmes.
Stern, voulut dire Howard. Je suis là.
Mais aucun son ne sortit de sa gorge, et rien ne transparut sur les traits torturés du prisonnier.
Stern avait coutume de parler du maya, un mot hindou : le monde est une illusion, la réalité un voile trompeur.
— Tu dois regarder derrière le maya. C’est ton devoir de scientifique.
Le physicien y parvenait sans peine. Howard éprouvait beaucoup plus de difficultés.
L’été, une plage d’Atlantic City, des vacances en famille. Stern ramassa un caillou et le lui tendit.
— Tiens, regarde.
Un galet poli, de l’émeraude des ombres océanes, veiné de rouille. Chaud sur sa face exposée au soleil. Froid dans la paume qui l’accueillait.
— Il est joli, dit Howard sans réfléchir.
Stern secoua la tête.
— Oublie ça. Celui-ci est joli. Mais il te faut dégager son essence. Apprends à détester le particulier, Howard. À aimer le général. Ne dis pas « joli ». Regarde mieux. Gypse, calcite, quartz ? Telles sont les questions que tu dois te poser. « Joli », c’est le maya. « Joli », c’est la réponse de l’idiot.
Howard n’avait pas l’esprit aussi acéré. Il empocha la pierre. Il aimait sa couleur « particulière ». Sa froideur, sa chaleur.
Howard s’éveilla en sursaut.
Il comprit aussitôt que c’était le milieu de la nuit, bien avant l’aurore. Il se sentait essoufflé, affaibli par l’étreinte du sac de couchage. Il avait dormi sur le flanc, son bras gauche était engourdi. Un bout de chair inutile. Mais il se garda de bouger.
Quelque chose l’avait tiré du sommeil.
Enfant, il avait campé pendant une semaine dans les Smoky Mountains, avec ses parents. Il savait qu’une forêt n’a rien d’un endroit silencieux et que le moindre bruit bizarre risque d’éveiller un dormeur dans le noir. Aucune raison d’avoir peur : le seul danger venait des soldats, qui ne risquaient guère de courir les bois à une heure pareille.
Pourtant, il en avait des sueurs, la peur avait ouvert une brèche et s’était engouffrée en lui. Il scruta les ténèbres de la tente. Il ne voyait rien. N’entendait rien, sinon les feuilles qui bruissaient dans le vent. Les branches qui gémissaient. L’air lui glaçait les narines.
Ce n’est qu’un raton laveur ou un putois qui traverse les broussailles, songea-t-il.
Il s’étendit sur le dos et laissa le sang irriguer son bras mort. La douleur l’occuperait. Il ferma les yeux, les ouvrit, les referma. Le sommeil, soudain plus proche qu’il ne l’aurait cru, agissait sur son angoisse comme un tranquillisant. Il prit une profonde inspiration qui se changea en bâillement.
Il rouvrit les yeux une dernière fois pour se rassurer, et vit la lumière.
Diffuse au début, elle projetait l’ombre des arbres sur la toile ; puis elle brilla davantage. Le soleil, se dit-il dans son hébétude. Ce doit être l’aube.
Mais les arbres silhouettés sur le toit d’étoffe défilaient trop vite. On aurait dit des soldats à la parade. La lumière, ou sa source, se déplaçait dans la forêt.
Il chercha ses lunettes. Sans elles, il était aveugle. Il se rappelait les avoir repliées et posées sur le tapis de sol – mais de quel côté ? Vague souvenir, il somnolait déjà. Il balaya le sol d’une main tremblante. Et s’il les avait écrasées dans son sommeil ? S’il les avait cassées ?
Il effleura enfin une monture froide et fragile comme de la porcelaine et la chaussa si vite qu’il manqua s’éborgner.
La lumière brillait de plus en plus.
Une lanterne, se dit-il. Il y a quelqu’un dehors. La tente était orange vif. On allait la voir. On l’avait peut-être déjà vue. Il descendit la fermeture à glissière de son sac de couchage jusqu’en bas, histoire d’être libre de ses mouvements quand ils viendraient. Quels qu’ils soient.
La fermeture gronda dans le silence. Howard s’extirpa du sac et se tapit, prêt à bondir, dans l’angle de la tente, où le rabat s’ouvrait sur le froid de la nuit.
Les ombres atteignirent leur zénith, puis s’allongèrent ; la lumière décrut peu à peu et finit par disparaître.
Howard attendit une éternité de quatre ou cinq minutes. La forêt avait retrouvé son obscurité. Lunettes ou non, il ne distinguait plus ses mains devant sa figure.
Il prit une profonde inspiration et sortit en rampant.
Les jambes flageolantes, il réussit pourtant à se lever.
Il discernait les silhouettes des arbres contre un fond de ciel nuageux que Two Rivers éclairait faiblement. Il n’y avait rien de menaçant dans les parages – du moins rien de visible. Aucun signe de passage, exception faite d’une odeur étrange, âcre, vite dissipée. Une brume montait du sol dans l’air glacé.
Sentant sa vessie gonflée, il tituba sur une dizaine de pas pour aller se soulager contre un tronc d’arbre. Merde, qu’est-ce qui s’était passé ? Qu’est-ce qu’il avait vu ? Une lanterne, une torche électrique, les phares d’une voiture ? Il aurait dû entendre du bruit, des pas… Mais non. Rien. Bon, se dit-il, après tout, on voit de drôles de trucs dans les bois. Des feux follets. La foudre. Et alors ? Ça avait passé son chemin. L’important était là. Et personne n’avait repéré sa tente.
Enfin, il l’espérait. Comme il n’y pouvait rien, il devait dormir, si possible. Demain, il ne moisirait pas dans le coin.
La lumière qui se mit à danser à la cime des pins brisa ce calme retrouvé.
Il se sentit un peu moins menacé, cette fois, parce qu’il pouvait voir ce qui se passait. Caché derrière un jeune érable, il regarda la lueur s’élever dans un bosquet embrumé, à trente mètres de là.
Le plus étrange, c’était le silence – comment déplacer un projecteur dans les bois sans agiter les broussailles ? – et la régularité du mouvement : un vol plané qui jetait entre les arbres des ombres gigantesques.
Howard s’accroupit dans l’obscurité, une main à terre pour assurer ses appuis. À présent il était détaché, concentré. Sa peur avait pratiquement disparu.
La lumière approchait. Là, se dit-il. Elle va contourner la crête, je vais la voir…
Et il la vit, et elle l’emplit de crainte et de respect, et il haleta bien malgré lui.
Aucune source. Elle naissait d’elle-même. Elle n’était pas onde mais substance. Elle mesurait trois ou quatre mètres de haut. Un éclat presque trop vif pour l’œil, mais il pouvait, devait observer. Sa forme ténue évoquait une silhouette humaine – une tête, des bras, un torse, des jambes s’entrelaçaient tels des filets de fumée, se dissipaient, réapparaissaient. Des veines colorées battaient.
Elle approchait. Il ne la voyait pas mieux, pourtant. Les contours se fondaient dans la brume. Une forme vague. Flamme, elle se déplaçait, elle avançait, avançait, plus près, tout près, elle allait le brûler.
Elle s’immobilisa à quelques pas.
Aveugle, elle le regardait, il le savait. Elle le considérait à l’aune d’une intelligence complexe et glacée qui le baigna et l’emplit telle une marée d’hiver avant de refluer en le laissant échoué, coquille vide, sur la plage de la nuit.
Puis elle reprit sa route. Elle le frôla, étoffe portée par le vent, et disparut derrière une coupe d’arbres.
Howard resta sans bouger. D’autres lueurs, non loin de là, tissaient une forêt jumelle d’ombres fugaces. Le bois était peuplé de ces choses qui l’arpentaient dans toute leur majesté. Mon Dieu ! songea Howard. Le besoin de prier le saisit et ne le lâcha plus. Mon Dieu, mon Dieu !
Il regarda passer chacune de ces lueurs nébuleuses, et les ténèbres redescendre une fois la dernière disparue au loin.
Alors il se redressa tant bien que mal, dans un concert d’articulations maltraitées.
La bise le glaçait jusqu’aux os, mais chassait les nuages. Le ciel, à l’est, était d’encre bleue. L’aube, songea Howard. Cette étoile brillante, ce doit être Vénus.
Il regagna sa tente d’un pas mal assuré, sans éprouver d’autre émotion que la gratitude d’avoir survécu.
Il se réveilla des heures plus tard, sous le soleil orange qui filtrait au travers du nylon, le corps à vif, les idées fragiles et fugitives.
C’est le moment de cogiter en scientifique, se dit-il. De trouver le cœur du problème.
Ou de reprendre la marche. Dépasser le laboratoire en ruine, s’enfoncer dans la forêt, plein sud, vers Détroit ou la ville mutante qui en tenait lieu ; marcher jusqu’à trouver une communauté dans laquelle se fondre, ou jusqu’à en crever. Le destin choisirait.
La question fondamentale, d’une telle ampleur qu’elle dépassait l’entendement, était simple : pourquoi ? Two Rivers voyait se succéder des événements cruciaux, et accablants. Tous liés, sans doute. Participant d’un enchaînement causal restant à cerner. La ville avait été, à l’évidence, prise dans un courant temporel inimaginable : pourquoi ? Elle avait dérivé vers un monde de croisades perverses et de technologies archaïques : pourquoi ? Pourquoi aboutir ici ? Et ces formes, dans la forêt ?
Quelle suite logique trouver à tous ces éléments ?
Il roula sa tente, ramassa son sac et suivit le sentier qui se dévidait vers l’est.
Le soleil chassait les nuages derrière un voile de brume. Howard traversa un ruisseau à gué ; l’eau coulait, cristalline, sur des débris de granit. Il aurait aimé avoir des pensées aussi lucides. Ses provisions épuisées, il se sentait affamé, étourdi.
Il trouvait normal de pousser vers les ruines du labo en passant par les friches de l’ancienne réserve – du mystère à la révélation. Peut-être. À la fin.
La nuit dernière, les bois lui paraissaient hantés. L’éclat du jour rendait ce souvenir ridicule. Pourtant, il y avait une présence dans les environs ; on la sentait, sans jamais la voir. Comme une possession bénéfique. Il sentait son oncle près de lui : Stern en guise d’esprit tutélaire. Ça manquait de rigueur scientifique. Mais l’impression subsistait.
La forêt se clairsemait. Il poussa avec prudence jusqu’à la route des bûcherons ; élargie par le passage des véhicules de l’armée, elle reliait le labo à la nationale. Il attendit. Un camion le frôla dans le fracas de son moteur primitif. Alors Howard traversa, en enjambant les ornières creusées dans la terre meuble, et suivit ce sentier, à couvert derrière les jeunes pins.
Il atteignit l’escarpement d’où, une éternité auparavant, il avait regardé Haldane et son équipe franchir une frontière d’azur. Un autre sentier, perpendiculaire, semblait mener un peu plus loin sur la crête, et il l’emprunta. Des ronciers. Des pinèdes. Il s’élevait peu à peu, suant à grosses gouttes sous son anorak. L’après-midi commençait, et le soleil tapait dur.
Il parvint sur la crête. En contrebas, sur un terrain plat, s’étendait son objectif. Se sentant exposé, il se débarrassa de son sac, qu’il posa contre un tronc d’arbre, et s’allongea à plat ventre près du surplomb qui dominait un éboulis rocheux piqué d’herbes folles.
Les bâtiments, toujours enclos sous ce dôme iridescent, ressemblaient au souvenir qu’il en gardait depuis le printemps – sauf le bunker central, qui ne crachait plus de fumée. La lueur bleutée gelait le complexe. L’orme solitaire posté près de la résidence du personnel conservait toutes ses feuilles. La brise soufflait, sur cette butte ; l’arbre, lui, ne bougeait pas.
Les signes d’activité humaine restaient circonscrits aux abords de ce périmètre. Visiblement, l’armée s’intéressait à « l’usine d’armement », comme disait Dex. On comprenait vite le rôle crucial du labo dans ces étranges événements. Et cette taie lumineuse ne pouvait que retenir l’attention. Les soldats avaient dressé des barbelés, érigé des tentes et deux hangars en tôle. Howard jugea saisissant le contraste entre l’intérieur du dôme, immaculé, et l’extérieur : herbe piétinée, boue, fossés transformés en latrines, montagnes d’ordures.
Absorbé par ses observations, il n’entendit les pas dans son dos qu’au tout dernier moment. Il roula sur lui-même et s’accroupit, prêt à foncer dans le sous-bois.
Le gamin qui le toisait derrière ses lunettes aux verres en cul de bouteille cligna des yeux énormes, et lui tendit un sac en papier froissé.
— Mon déjeuner, dit Clifford Stockton. Tu en veux ?
— Comment as-tu su que je n’étais pas un soldat ?
Ils étaient assis à l’ombre, quelques mètres en dessous de la crête de l’escarpement.
— T’as pas l’air d’un soldat.
— Comment ça ?
— Tes fringues.
— Je pourrais être en civil. Déguisé.
Le gamin l’inspecta du regard et secoua la tête.
— C’est pas que les fringues.
— Entendu. N’empêche, fais attention.
Clifford acquiesça.
Il avait laissé son vélo appuyé contre un arbre. Il offrit la moitié d’un sandwich emballé dans du papier alu, et de l’eau dans une Thermos. Howard en avait apporté deux bouteilles pleines enfouies dans ses vastes poches, mais il ne lui en restait presque plus. Il but.
— Merci.
— Je m’appelle Clifford.
— Merci, Clifford. Moi, c’est Howard.
Le gamin lui tendit la main, et il la serra.
Puis ils mangèrent. Ce fut bref. Le sandwich, qui n’avait pas fière allure, était plutôt meilleur que ses derniers repas. Du pain complet, de la viande – rations militaires, sans doute. Pas mauvais, si on avait faim. Il se rendit compte qu’il avait très, très faim.
Il termina en léchant le jus clairet sur ses doigts.
— Clifford, tu es déjà venu ici ?
— Des fois.
— C’est loin, en vélo, non ?
— Oui.
Clifford le mettait à l’aise. La myopie visible, le sérieux affiché, tout ça lui rappelait son enfance. Un coup d’œil sur ce môme, et on savait qu’il était du genre à collectionner les pièces de monnaie, les insectes ou les B.D. ; qu’il regardait trop la télé, qu’il lisait trop. Les paupières plissées, le regard circonspect, c’était normal, hélas : tout le monde avait appris la prudence.
— C’est sûr, ici ? demanda le jeune homme.
— Faudrait escalader la falaise. J’ai jamais vu un soldat. Ils restent près des camions, en général.
— Tu viens souvent ?
— Une fois par semaine, en gros. Tu l’as dit, c’est loin.
— Pourquoi est-ce que tu es là, alors ?
— Pour savoir ce qui se passe. (Le gamin le dévisagea d’un air pensif.) Et toi, pourquoi t’es là ?
— Pareil.
— T’es venu d’en ville à pied ?
Howard hocha la tête sans mot dire.
— Ça fait une trotte, reprit Clifford.
— J’ai vu.
— C’est la première fois ?
— Oui. Enfin, depuis l’arrivée des chars.
— C’est calme, aujourd’hui.
— Ah, ça change ?
— Oui. Des fois, il y a plus de soldats ou de proctors.
Assailli par la curiosité, Howard mit tout de même de l’ordre dans ses réflexions. Il ne tenait pas à effrayer le gamin.
— Tu sais ce qui se passe ici ? Ça pourrait être important.
Clifford fronça les sourcils et, froissant l’emballage de son sandwich, le jeta au loin dans les bois.
— Difficile à dire sans jumelles. Ils prennent des photos. Une ou deux fois, je les ai vus envoyer des soldats.
— Quoi, au labo ?
— Dans un des bâtiments.
— Montre-moi lequel.
Ils rampèrent jusqu’au bord de l’escarpement. Le gamin désigna un petit immeuble près du parking : le bâtiment administratif.
Howard se rappela Haldane et ses pompiers au lendemain de la transition. Ils avaient avancé de quelques mètres sous ce dôme, pour en ressortir avec des monstres ou des anges plein la bouche. Et malades. Plus sans doute qu’ils ne l’imaginaient. Haldane était mort en septembre d’une leucémie foudroyante, selon toutes les apparences.
— Ça m’étonne qu’ils arrivent à entrer.
— Ils mettent des tenues spéciales, dit Clifford. On dirait des combinaisons de plongée, avec des casques.
— Ils reviennent les mains vides ?
— Non, avec des cartons, des classeurs. Des livres. Des corps, quelquefois.
Des corps. Le site n’était désert qu’au premier abord, bien sûr. Des gens étaient morts, dans leur lit pour la plupart. Hors de vue.
— Ils sont vraiment bien conservés, ajouta le gamin.
— Quoi ?
— Les corps.
— Clifford… comment tu le sais, à cette distance ?
Le gamin resta coi un instant. Touché au point sensible. Quand il répondit, ce fut en évitant son regard.
— Ma maman a un ami. Un soldat. Qui vient à la maison. C’est comme ça qu’on a du pain pour les sandwiches. Et des barres chocolatées, certains jours. (Clifford haussa les épaules comme pour se débarrasser d’un fardeau.) Il est pas méchant.
— Je vois. (Il veilla à garder un ton dénué d’expression.) Mais il parle ?
Le gosse hocha la tête.
— Au petit déj’, souvent. Il la ramène.
— Ce type, il est venu ici ?
— Il montait la garde quand ils ont sorti le corps d’une personne. On aurait cru qu’elle venait de mourir. Elle était pas décomposée, rien. Sauf s’il raconte des craques.
— Clifford, là, ça pourrait être primordial. Il a parlé de ce qu’ils cherchent ou de ce qu’ils ont trouvé ?
Le gamin s’assit sur une saillie de granit, un peu à l’écart de la crête.
— Pas beaucoup. Je crois que c’est défendu. Les gens qui ressortent, même ceux en tenue, racontent qu’ils ont vu des trucs bizarres. Ils arrivent pas à rester très longtemps ni à aller bien loin. Ça les rend malades. Il y en a qui sont morts, parmi les premiers.
La leucémie d’Haldane revint hanter Howard.
— Et le soir, poursuivit Clifford, tout le monde se tire. Personne reste là. Ça devient bizarre, dans le coin.
— Bizarre comment ?
— C’est tout ce que je me rappelle. Luke parle pas tant que ça. Il se plaint toujours des proctors. Il les déteste. Tous les soldats les détestent. C’est eux qui demandent qu’on sorte les gens, les soldats font qu’exécuter les ordres. Luke dit que les soldats sont obligés de prendre des risques parce que les proctors ont décidé que cet endroit est important. (Il s’interrompit, comme pour creuser cette idée.) Il l’est, hein ? C’est pour ça que t’es là.
— Oui. C’est pour ça que je suis là.
Une rafale souffleta la crête. Clifford se détourna. Il paraissait minuscule sur le fond bleu du ciel.
— Il s’est passé beaucoup de choses, dit-il. Personne sait où on a débarqué… Mais ça a l’air vachement loin. (Il fit face à Howard, l’air désespéré.) Si c’est ici que ça a foiré, c’est dur de croire que quelqu’un va réparer.
Howard scruta la forêt derrière les bâtiments en ruine sans pouvoir discerner la jonction entre l’ancienne réserve indienne et la pinède. Les collines moutonnaient vers l’horizon que dérobait le brouillard d’automne. Ce serait facile de s’engager dans cette immensité. Mourir, ou trouver une vie nouvelle. Partir.
— On peut essayer, dit-il. Je compte bien m’y atteler.
Quand le gamin s’en alla sur son V.T.T. après avoir livré le plus de renseignements possible, Howard dressa à l’estime un plan du complexe, avant d’y tracer la circonférence du dôme de lumière.
Il traversa la nationale au crépuscule et passa la nuit dans les bois ; rien ne troubla son sommeil.
Au matin, il roula son matériel de camping dans sa toile de tente, enfouit le tout sous un monticule de feuilles mortes – il reviendrait peut-être un jour ou l’autre – et rentra par la ville. Il puait la sueur, il mourait de soif, mais il regagna son sous-sol avant le couvre-feu sans éveiller de soupçons.
Les affaires qu’Howard avait emportées dans ce nouveau monde tenaient dans son sac à bandoulière planqué derrière le chauffe-eau des Cantwell. Il le tira de sa cachette et l’ouvrit. Des carnets, des articles qu’en d’autres temps il comptait lire, un extrait de naissance, les papiers nécessaires pour montrer patte blanche au labo… et ça.
Il le sortit du sac et l’étudia à la lumière.
Un feuillet jaune canari arraché à un bloc-notes.
Inscrit dessus, un nom. Stern.
Et un numéro de téléphone.